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Les banques centrales face à leurs responsabilités Dominique Marchese, Head of Equities & Fund Manager, 2022-06-30

Mots-clés: banques centrales, Fed, BCE, pic d'inflation, boucle prix-salaire, récession, prévisions bénéficiaires, krach obligataire, TINA, énergie, gaz, inflation, prudence, etc. 

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Les inquiétudes sur l’inflation ont récemment fait place aux craintes sur la croissance économique. Les investisseurs ont pris acte de la volonté de la Réserve fédérale et de la banque centrale européenne (BCE) de lutter plus sérieusement contre les pressions inflationnistes. Les anticipations d’inflation telles que reflétées dans les contrats financiers swaps se stabilisent et démontrent que les marchés ne parient pas sur un changement durable du régime des prix à long terme (swap d’inflation à 5 ans à 3% aux États-Unis, en baisse de 0,6% depuis son pic du mois de mars). Le resserrement des politiques monétaires et des conditions financières (hausse significative des taux d’intérêt sur les marchés obligataires et écartement des spreads de crédit depuis le début de l’année) est jugé suffisant pour espérer la proximité du pic d’inflation, voire son probable dépassement, et a minima le plafonnement des mauvaises surprises sur le front des prix à la consommation. Le marché ne croit donc pas à une boucle prix-salaires durable dans le scénario d’un ralentissement économique. L’ancrage des anticipations d’inflation à long terme est pour le moment un objectif atteint dans le chef des banques centrales. Le léger reflux des taux d’intérêt à long terme reflète cette conviction générale que les taux réels (après inflation) sont appelés à rester bas malgré un cycle de resserrement de la politique monétaire de la Fed qui devrait, selon ses propres projections, amener le taux des Fed funds à 3,75% d’ici la mi-2023 (contre un fourchette de 1,50 à 1,75% aujourd’hui). La BCE, inquiète du risque de « psychose inflationniste » selon la formule utilisée par son économiste en chef Philip Lane, n’a pas hésité à durcir son discours malgré les tensions sur les dettes périphériques de la zone euro (taux à dix ans souverain de l’Italie à 3,5% après avoir temporairement dépassé le seuil critique de 4%, alimentant les craintes de retour du risque de fragmentation financière de la zone euro).

Il est intéressant de noter que les marchés ne semblent pas intégrer à ce stade les pressions inflationnistes de plus long terme, par exemple celles liées à la lutte contre le réchauffement climatique, qui alimentera inévitablement les pressions sur les prix énergétiques et les cours des matières premières en accentuant les phénomènes de rareté, ou encore celles qui découlent du vieillissement démographique (diminution de l’offre de travail). Sans doute l’histoire joue-t-elle ici un rôle majeur dans la modération des anticipations puisque les taux réels furent en effet négatifs durant les deux guerres mondiales malgré la forte inflation.

Ralentissement économique prononcé devenu inéluctable

Le reflux récent des prix des matières premières - tels que celui du cuivre (-20% depuis son pic du mois de mars), indicateur corrélé à la demande industrielle mondiale - et du pétrole (-10% pour les prix du Brent de la mer du Nord depuis le début de la guerre en Ukraine) a largement contribué à cette accalmie sur le front des taux d’intérêt. L’hypothèse d’une courte récession technique aux États-Unis (à horizon 12 à 18 mois, compte tenu des effets d’inertie liés à la sortir de la crise Covid) semble de plus en plus probable. La destruction de la demande liée à l’inflation (perte de pouvoir d’achat des ménages qui ne voient pas leurs salaires augmenter aussi rapidement que les prix à la consommation, aucun nouveau soutien budgétaire alors que l’Administration Biden doit bientôt affronter les élections de mi-mandat avec des risques élevés de perte de majorité au Congrès) et au resserrement des conditions financières (effets déjà visibles dans le secteur immobilier, avec des taux hypothécaires à 30 ans supérieurs à 5,80%, +270 points de base de hausse sur douze mois !) conforte le scénario de fort ralentissement économique. Pour le moment, malgré ces perspectives peu réjouissantes, le consensus des prévisions des bénéfices des entreprises reste étonnamment élevé, en particulier s’agissant de l’exercice 2023, alors même que les bureaux d’analyse économique ont déjà amorcé la révision de leurs hypothèses de croissance de l’activité mondiale (profits du S&P 500 en 2022 et 2023 attendus en hausse de respectivement 10,4% et 9,5%[1]) . Cette anomalie ne devrait pas durer à mesure que les entreprises communiqueront sur les effets de la destruction de la demande finale combinée aux pressions persistantes sur les coûts unitaires de production. Le pic des marges des entreprises semble bien avoir été dépassé. Pour rappel, 20% de hausse moyenne des prix énergétiques durant une année entrainerait un ralentissement de la croissance mondiale d’environ 1%[2].

Les rebonds techniques des actions américaines observés ces dernières semaines, en particulier dans les secteurs de croissance, qui vont de pair avec les phases de stabilisation et de reflux des taux d’intérêt témoignent avant tout d’une certaine impatience des investisseurs désireux de profiter de la correction pour déjà jouer le prochain cycle boursier. Cette attitude nous parait pour le moins prématurée : les facteurs qui fragilisent les marchés sont toujours bien présents. Les incertitudes géopolitiques nous semblent toujours imparfaitement reflétées dans les prix des actifs, alors que l’opposition frontale entre l’Occident libéral et les démocratures illibérales et néo-impériales (Chine, Russie, Turquie… soutenues par de nombreux pays du Sud) remet sérieusement en cause les dividendes de la paix issus de l’accélération de la globalisation qui suivit la chute de l’Empire soviétique au début des années 90. De plus, après des années de taux d’intérêt misérables, le krach obligataire a propulsé les taux en dollar à des niveaux qui rendent les obligations compétitives face aux actions. Les émissions d’entreprises notées Investment Grade (faible risque de défaut de l’émetteur) offrent aujourd’hui des rendements de l’ordre de 4 à 5% pour des maturités courtes à moyennes, contre moins de 1% il y a quelques mois à peine. Dans l’hypothèse d’une inflation à moyen terme autour de 3% (niveau proche du contrat swap à 5 ans), ces actifs de qualité (bilans solides, bonne couverture des charges d’intérêt) offrent ainsi des rendements réels positifs pour des investisseurs prudents. Le resserrement monétaire de la Réserve fédérale améliore clairement les perspectives de rendement des marchés obligataires américains, ce qui devrait avoir des conséquences non négligeables sur l’allocation d’actifs des investisseurs. Le mantra « TINA » (There Is No Alternative) pour justifier une surpondération des actions ne tient pas la route une seule seconde.

L’Europe paie le prix de ses turpitudes

La situation économique de l’Europe est sans conteste pire que celle des États-Unis, compte tenu de sa forte dépendance aux énergies fossiles russes. La guerre en Ukraine est évidemment l’évènement le plus important pour le Vieux Continent. Elle impacte significativement les prix de l’énergie et des matières premières. La durée du conflit, son intensité et surtout la nette dégradation des relations entre la Russie et les pays européens membres de l’Otan augmentent sérieusement les risques d’un choc énergétique majeur dans les prochains mois, dans le scénario d’une interruption des livraisons de gaz russe à l’approche de l’hiver.

Les sanctions adoptées par l’Union européenne, courageuses mais contestables quant aux résultats obtenus sur le terrain, se retournent en partie contre elle (punition infligée aux consommateurs et aux industries européennes via la forte hausse des prix énergétiques et les pénuries de matières premières, renonciation des engagements écologiques par l’ouverture de centrales à charbon et l’importation de gaz de schiste américain, baisse des importations de gaz de 60% via le gazoduc Nord Stream1 depuis la mi-juin…).

Le pétrole russe peut être remplacé plus ou moins rapidement et sans trop de difficultés dans le cadre de l’embargo qui affectera environ 90% du pétrole importé (environ quatre millions de barils/jour) d’ici la fin de l’année (mais les prix resteront élevés compte tenu de la faiblesse des investissements dans l’industrie pétrolière depuis le pic de 2014 et du probable rebond de la demande chinoise après l’épisode Omicron, qui représente 14% de la consommation mondiale). Il n’en va pas de même pour le gaz naturel (20% du mix énergétique européen dont environ 40% sont importés de Russie). Les capacités mondiales de production, de transport et les infrastructures européennes sont insuffisantes pour s’affranchir rapidement du gaz russe (18-24 mois sont nécessaires pour construire une unité de liquéfaction ou de regazéification de GNL). Le marché mondial du GNL est de toute façon bien trop petit pour répondre à une éventuelle demande d’urgence de la part de l’UE. Les plans européens de soutien aux énergies renouvelables se déploieront sur plusieurs années ; de nouveaux projets nucléaires ne pourront être finalisés que dans dix ou quinze ans au plus tôt. La hausse des taux d’intérêt et les pénuries de matières premières menacent la dynamique des investissements. Même si les stocks stratégiques européens de gaz naturel sont aujourd’hui remplis à 56% de leurs capacités (soit environ 40 jours de consommation hivernale), un niveau élevé en cette saison, les autorités publiques feront donc face à une impasse insurmontable l’hiver prochain, c’est-à-dire dans un horizon de temps très court, si Moscou décide selon toute vraisemblance de jouer de cette arme pour forcer l’UE à revoir sa position à l’égard de la guerre en Ukraine. Le scénario d’un rationnement du gaz est sérieusement envisagé par de nombreux gouvernements.

Pour les Européens, les prix énergétiques resteront donc élevés et la BCE ne pourra rien y faire. La destruction de la demande finale pourrait être significative sans soutien budgétaire. L’unanimité des débuts de la guerre entre les dirigeants politiques de l’Union a déjà montré quelques signes de fragilité : la France, l’Allemagne et l’Italie souhaitent à l’évidence une résolution négociée du conflit lorsque les pays de l’ex-bloc soviétique aujourd’hui membres de l’UE visent une défaite militaire de la Russie et une restauration de la souveraineté de l’Ukraine sur l’ensemble de son territoire, y compris sur la Crimée annexée par Moscou en 2014. Alors que le Kremlin a décidé de mener une guerre d’attrition qui laisse peu d’espoir aux forces armées ukrainiennes, même dans l’hypothèse de livraisons de matériels militaires occidentaux, il devient clair que les objectifs européens doivent faire l’objet d’une définition claire et réaliste alors que l’Otan frôle dangereusement les lignes rouges fixées par Moscou (en particulier s’agissant de la non-installation de bases militaires et du non-déploiement d’armes nucléaires sur les territoires proches de la Russie).

Changement de régime d’inflation ou retour à la grande modération ?

Si les marchés (et les banques centrales) font le pari d’un retour à une inflation plus modérée à moyen terme (contrats swaps d’inflation en dollar et en euro 5 ans dans 5 ans à respectivement 2,50% et 2,10%), les économistes restent partagés. Les débats sont vifs entre les tenants d’un scénario de retour à une inflation plus modérée à la faveur d’un ralentissement prononcé de la demande finale (avec l’aide des banques centrales) et ceux qui militent pour un changement de régime majeur de l’environnement des prix en anticipant des pressions structurelles fortes (transition énergétique, vieillissement de la population, phénomène de « déglobalisation », économie de guerre), provoquant un emballement des anticipations (effets de second tour) et une modification durable des comportements des agents économiques. Ce second scénario repose sur l’idée que la phase de resserrement des politiques monétaires sera insuffisante pour revenir à la situation prépandémique, les taux réels demeurant à des niveaux trop faibles pour faire refluer l’inflation sous l’objectif des banques centrales (2%). Ces débats passionnants sont d’un intérêt pratique fort limité pour les investisseurs à court terme, car il faudra du temps avant d’y voir plus clair - malgré le dépassement du pic d’inflation, celle-ci refluera en effet avec lenteur -, et beaucoup dépend de la durée et de l’issue du conflit en Ukraine. La gaz russe est une véritable épée de Damoclès pour les Européens. A ce stade, nous estimons que les paris sur le régime futur de l’inflation sont particulièrement risqués compte tenu de l’ampleur historique des incertitudes. Les banques centrales sont sur une étroite ligne de crête entre deux écueils majeurs qu’elles chercheront à éviter : soit elles réagissent insuffisamment contre l’inflation et prennent le risque d’un dérapage durable des anticipations, soit elles agissent avec trop de fermeté et provoquent une crise financière dans un monde surendetté et une contraction de l’activité économique plus sévère qu’escompté. La recherche du point d’équilibre optimal qui consiste à modérer la demande finale juste assez pour freiner l’inflation sans provoquer de crise économique et financière est une réelle gageure. Rien ne permet d’affirmer aujourd’hui que les banques centrales réussiront leur pari après des mois de déni.

Conclusion

L’environnement actuel ne permet pas d’adopter une vue optimiste sur les actions pour les prochains mois, en tout cas pas avant la fin de l’été. Trop de conditions doivent être remplies pour envisager la fin du marché baissier et l’amorce d’un nouveau cycle favorable aux actifs risqués.

La guerre en Ukraine est sans doute l’évènement déstabilisateur le plus important en 2022. Elle exacerbe les tensions inflationnistes déjà visibles au sortir de la pandémie. Les risques de fort ralentissement économique, voire de récession, sont élevés et ne sont reflétés ni dans les consensus des analystes financiers ni dans les valorisations des marchés d’actions, en-dehors de quelques secteurs très cycliques déjà fortement impactés par les arbitrages sectoriels dans les portefeuilles des investisseurs. A part en Chine (volonté politique de soutenir la croissance avant le XXème Congrès), le resserrement des conditions financières s’observe partout, ce qui, dans un monde endetté, ne peut que conduire à un freinage prononcé de l’économie. Les banques centrales sont prises à leur propre piège après des années de déversement de liquidités pour répondre à la multiplication des crises (éclatement de la bulle internet de 2000, crise immobilière des subprimes de 2008, crise des dettes souveraines de la zone euro de 2010-2011, crise de la Covid-19 de 2020). Les marchés financiers subissent la fin du déni des autorités monétaires qui reconnaissent enfin que leurs politiques de taux d’intérêt nuls et d’assouplissement quantitatif ont pu aussi aboutir à des effets négatifs (bulles d’actifs, aggravation des inégalités de patrimoine, dérapages budgétaires, risques d’emballement des anticipations d’inflation). La fin de ce que les économistes appellent la dominance fiscale (politique monétaire subordonnée à la politique budgétaire) pour assurer la solvabilité d’États prodigues et favoriser ainsi l’emploi et la croissance ne permet plus d’espérer de nouveaux programmes de relance budgétaire aussi massifs que ceux vus durant la pandémie. Soutiens monétaires et budgétaires sont bien derrière nous.

La période qui s’ouvre marque sans doute le retour de la gestion active des portefeuilles, car les investisseurs, qui se sont longtemps détournés du sujet de la valorisation des actifs financiers, se contentant souvent d’acheter les grands indices américains, font face aujourd’hui aux risques d’une hausse des taux réels et d’une contraction des marges bénéficiaires des entreprises. Nous ne pouvons dès-lors que recommander la plus élémentaire prudence.

[1] Source : FactSet

[2] Source : Les Cahiers Verts de l’Économie

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